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Compte-rendu de l'étude CARAVAGGIO. La thromboembolie veineuse en oncologie: l'apixaban comme alternative sûre à l'héparine de bas poids moléculaire?
  • Laurens Verhaeghe 

Chez les patients atteints d'une pathologie oncologique, la thromboembolie veineuse (TEV) est une cause fréquente de complications, parfois associée à une issue fatale.1 Depuis quelque temps déjà, les héparines de bas poids moléculaire (HBPM) constituent le traitement standard de la TEV associée au cancer car, comparées aux anti-vitamine K (AVK) classiques, elles induisent un risque moins élevé de récidive de TEV. Toutefois, le risque de récidive de TEV chez les patients oncologiques traités par HBPM reste nettement plus élevé que dans le groupe de patients non oncologiques avec TEV sous traitement conventionnel, à savoir de 7 à 9 % contre 1,5 à 3 % respectivement.2 Compte tenu du surcoût des HBPM, du manque de commodité du traitement pour les patients - des injections quotidiennes sont nécessaires - et de la supériorité des nouveaux anticoagulants oraux directs (ACOD) par rapport aux AVK dans les indications non oncologiques, les ACOD constituent désormais le traitement standard de la TEV dans ce groupe de patients.

Ces dernières années, les scientifiques ont étudié plus en avant le rôle des ACOD en tant qu'alternative aux HBPM dans la TEV associée au cancer. En 2018, deux études ont été publiées à ce sujet: d'une part, l'étude Hokusai VTE Cancer, qui a évalué l'édoxaban, et d'autre part, l'étude SELECT-D qui a examiné le rivaroxaban.4, 5 À la suite des résultats de ces études, les nouvelles recommandations de l'ESC de 2019 sur l'embolie pulmonaire ont proposé d'utiliser l'édoxaban et le rivaroxaban comme traitement alternatif dans le traitement de la TEV.3 Deux études publiées récemment ont évalué l'apixaban dans cette indication: en février 2020 est parue l'étude ADAM-VTE de plus petite envergure6 et en mars 2020, l'étude CARAVAGGIO de grande envergure.7 Dans le présent article, nous nous pencherons plus en détail sur cette dernière étude; nous effectuerons une comparaison avec les deux premières études, et tenterons de formuler des recommandations utiles sur le plan pratique concernant la façon dont nous devons désormais traiter dans la pratique quotidienne cette population de patients problématique et toujours plus nombreuse.

L'étude CARAVAGGIO est une étude de non-infériorité randomisée, en ouvert, dans laquelle des patients oncologiques présentant une thrombose veineuse profonde proximale aiguë, soit symptomatique soit secondaire, ou une embolie pulmonaire ont été randomisés pour recevoir un traitement par apixaban par voie orale ou par daltéparine par voie sous-cutanée (une HBPM). Le traitement par apixaban consistait en 10 mg deux fois par jour, à prendre pendant 7 jours, suivi d'un traitement de 5 mg deux fois par jour. Le traitement par daltéparine consistait quant à lui en 200 UI par kilogramme de poids corporel une fois par jour pendant le premier mois, suivi de 150 UI par kilogramme de poids corporel une fois par jour. Le traitement a été poursuivi pendant 6 mois.

Au total, l'étude a inclus 1 155 patients ayant suivi un traitement après la randomisation. Les résultats montrent que le critère d'évaluation principal en termes d'efficacité de l'apixaban a été atteint: une récidive de TEV a été observée chez 32 des 576 patients (5,6 %) dans le groupe apixaban et chez 46 des 579 patients (7,9 %) dans le groupe daltéparine. L'apixaban ne semble donc pas être inférieur à la daltéparine, avec une valeur p pour la non-infériorité inférieure à 0,001: hazard ratio de 0,63 avec intervalle de confiance (IC) à 95 % compris entre 0,37 et 1,07. Le critère d'évaluation principal en termes de sécurité semble également atteint: une hémorragie majeure a été observée chez 22 patients (3,8 %) du groupe apixaban et chez 23 patients (4,0 %) du groupe daltéparine. La différence entre les deux groupes n'est pas significative: hazard ratio de 0,82; IC à 95 % compris entre 0,40 et 1,69; p = 0,60. De même, les hémorragies non majeures cliniquement significatives (HNMCS), un critère d'évaluation secondaire, ne présentent pas de différence significative.

À présent, il est intéressant d'effectuer une comparaison entre les différentes études. Le tableau résume les données les plus pertinentes (à l'exclusion de la petite étude ADAM-VTE). Les résultats d'efficacité du traitement par les ACOD concernés, comparés aux HBPM, semblent être équivalents dans les trois études, démontrant ainsi la non-infériorité des ACOD par rapport aux HBPM. Toutefois, des différences semblent exister en termes de risque hémorragique.

En effet, un nombre significativement plus élevé d'hémorragies majeures a été observé avec l'édoxaban.4 L'analyse de sous-groupes a montré que ce sont surtout les patients atteints de cancers gastro-intestinaux qui ont un risque significativement accru d'hémorragie majeure. En outre, ces cancers concernaient essentiellement le tractus gastro-intestinal supérieur: près de la majorité de toutes les hémorragies majeures étaient localisées à ce niveau.

Avec le rivaroxaban également, le nombre d'hémorragies majeures paraît être plus élevé qu'avec la daltéparine, mais la différence n'était pas significative.5 Par contre, une observation identique a été faite, à savoir que dans le cas du rivaroxaban également, les hémorragies se sont principalement produites chez des patients présentant une tumeur primitive au niveau du tractus gastro-intestinal supérieur. Par ailleurs, le nombre d'HNMCS était aussi significativement plus élevé avec le rivaroxaban.

En revanche, le risque d'hémorragies n'a pas été accru avec l'apixaban.7 Même lors de la sous-analyse, le nombre d'hémorragies gastro-intestinales était comparable dans les deux groupes. L'étude CARAVAGGIO semble donc avoir obtenu les meilleurs résultats. L'apixaban doit-il dès lors être préféré aux ACOD dans la TEV associée au cancer?

La réponse à cette question n'est bien sûr pas univoque. Bien que les différentes études soient fort ressemblantes dans les grandes lignes, il existe malgré tout des différences importantes: différents critères d'évaluation primaires, différentes durées de traitement, des différences en matière de sélection des patients (type de cancer et pronostic), etc. Le risque plus faible d'hémorragies avec l'apixaban pourrait s'expliquer par le nombre relativement plus faible de patients présentant des tumeurs du tractus gastro-intestinal supérieur dans cette étude: 4 % dans l'étude CARAVAGGIO, 7 % dans l'étude SELECT-D et 6,3 % dans l'étude Hokusai VTE Cancer.

Tout récemment, une méta-analyse a été publiée sur les ACOD dans la TEV associée au cancer; dans cette analyse, seuls les quatre essais précités ont été inclus, après une étude approfondie de la littérature.8 Le dabigatran n'a pas été étudié car aucune étude randomisée n'a été menée à ce jour avec cette molécule dans ce groupe de patients. Cette méta-analyse a examiné les trois autres ACOD en tant que groupe, afin de rechercher une sorte d'effet de classe.

Sur le plan de l'efficacité, les ACOD s'avèrent supérieurs à la daltéparine dans cette analyse, contrairement à ce qui est observé dans les essais isolés: 5,7 % de risque de récidive de TEV sous ACOD, contre 9,1 % de risque de récidive de TEV sous daltéparine, la différence étant significative (RR 1,55; IC à 95 % 1,19-2,03 avec valeur p de 0,001). Concernant les hémorragies majeures, la différence n'est pas significative, un résultat principalement imputable à la grande étude CARAVAGGIO. Toutefois, le risque d'HNMCS s'avère significativement plus élevé: 11,1 % dans le groupe ACOD contre 7,3 % dans le groupe daltéparine (RR: 0,68; IC à 95 % 0,54-0,86 avec valeur p de 0,001).

Si l'on prend en compte l'ensemble global des données, nous pouvons certainement en conclure que les ACOD ont un rôle à jouer dans le traitement de la TEV associée au cancer. Néanmoins, nous devons rester vigilants et réfléchir soigneusement au choix d'un ACOD. De fait, aucune des études n'a inclus de patients présentant un indice de performance ECOG (Eastern Cooperative Oncology Group) de 3 ou plus. Par ailleurs, le nombre croissant de patients recevant les nouveaux traitements oncologiques, tels que les inhibiteurs des points de contrôle immunitaire, n'était que faiblement représenté; dès lors, l'effet des ACOD dans ce groupe de patients demeure incertain. Chez les patients ayant déjà subi une chirurgie du tractus gastro-intestinal supérieur, le choix d'un ACOD n'est probablement pas idéal car tous les ACOD sont quasi exclusivement absorbés par l'estomac ou par l'intestin grêle proximal. Cette donnée n'était pas disponible dans les différentes études.

Si nous examinons les propriétés spécifiques aux ACOD, nous devons garder à l'esprit que les patients atteints de leucémies aiguës ou de tumeurs intracrâniennes - primitives ou métastatiques - ont été exclus de l'étude menée avec l'apixaban. Chez les patients présentant des tumeurs du tractus gastro-intestinal supérieur, l'édoxaban et le rivaroxaban semblent moins indiqués. Les recommandations de l'ESC mentionnent même que l'on ne peut envisager l'utilisation de ces deux ACOD que dans les cancers non gastro-intestinaux. Ces recommandations ne préconisent pas encore l'apixaban, car l'étude CARAVAGGIO (tout comme l'étude ADAM VTE) n'a été publiée qu'après leur rédaction. Ainsi, si l'on envisage malgré tout l'utilisation d'un ACOD dans un cancer gastro-intestinal, l'apixaban semble représenter l'option la plus sûre sur la base des données actuellement disponibles. Quoi qu'il en soit, tant qu'il n'existe aucune étude comparative directe entre les différents ACOD, il n'est en principe pas possible de se prononcer de façon formelle sur la supériorité ou non de certains ACOD spécifiques.

Références

  1. Cohen, A.T., Katholing, A., Rietbrock, S., Bamber, L., Martinez, C. Epidemiology of first and recurrent venous thromboembolism in patients with active cancer: a populationbased cohort study. Thromb Haemost, 2017, 117, 57-65.
  2. Posch, F., Konigsbrugge, O., Zielinski, C., Pabinger, I., Ay, C. Treatment of venous thromboembolism in patients with cancer: a network meta-analysis comparing efficacy and safety of anticoagulants. Thromb Res, 2015, 136, 582-589.
  3. Konstantinides, S.V., Meyer, G., Becattini, C., et al. 2019 ESC guidelines for the diagnosis and management of acute pulmonary embolism developed in collaboration with the European Respiratory Society (ERS). Eur Heart J, 2020, 4, 543-603.
  4. Raskob, G.E., van Es, N., Verhamme, P., Carrier, M., Di Nisio, M., Garcia, D., et al.; Hokusai VTE Cancer Investigators. Edoxaban for the treatment of cancer-associated venous thromboembolism. N Engl J Med, 2018, 378, 615-624.
  5. Young, A.M., Marshall, A., Thirlwall, J., Chapman, O., Lokare, A., Hill, C., et al. Comparison of an oral factor Xa inhibitor with low molecular weight heparin in patients with cancer with venous thromboembolism: results of a randomized trial (SELECT-D). J Clin Oncol, 2018, 36, 2017-2023.
  6. McBane, R. II, Wysokinski WE, Le- Rademacher JG, et al. Apixaban and dalteparin in active malignancy associated venous thrombo- embolism: the ADAM VTE Trial. J Thromb Haemost, 2020, 18, 411-442.
  7. Agnelli, A., Becattini, C., Meyer, G. et al. Apixaban for the treatment of venous thromboembolism associated with cancer. N Engl J Med, 2020, 382, 1599-1607.
  8. Sabatino, J., De Rosa, S., Polimeni, A., Sorrentino, S., Indolfi, C. Direct oral anticoagulants in patients with active cancer: a systematic review and meta-analysis. J Am Coll Cardiol CardioOnc, 2020, [DOI: 10.1016/j. jaccao.2020.06.001].

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