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L'intelligence artificielle : science ou science-fiction ?
  • Jerrold Spapen 

'The computer is incredibly fast, accurate, and stupid. Man is incredibly slow, inaccurate, and brilliant. Together they are powerful beyond imagination.' — Leo Cherne (1912-1999)

L'intelligence artificielle (IA) s'impose de plus en plus dans notre société et influence de manière croissante notre façon de vivre, d'apprendre et de travailler. Les journaux, les journaux télévisés et les réseaux sociaux rapportent presque quotidiennement de nouveaux développements et applications et, dans le monde médical, il semble désormais impossible d'imaginer un congrès ou une publication qui ne fasse pas au moins une référence à l'IA dans les soins de santé. Pourtant, la réalité sur le terrain est souvent beaucoup moins spectaculaire. Une récente étude du prestigieux Massachusetts Institute of Technology a montré que, malgré l'intérêt médiatique considérable qu'elle suscite, l'impact réel de l'IA sur la productivité reste plutôt limité dans de nombreux secteurs.1 En cardiologie également, l'introduction de cette nouvelle technologie en pratique clinique reste discrète, et la 'révolution' de l'IA n'a pas encore eu lieu. Le nombre de publications sur l'IA dans notre domaine a augmenté de manière exponentielle ces dernières années - de l'interprétation automatique des ECG et de l'analyse d'images à la stratification du risque basée sur le big data -, mais seule une fraction de ces applications a été validée dans des études cliniques rigoureuses et peu d'entre elles ont pu démontrer qu'elles conduisent effectivement à de meilleurs résultats cliniques pour les patients.2 Même dans le monde de la technologie, des signes de doute et de prudence se font de plus en plus entendre. Des pionniers comme Jensen Huang (PDG de Nvidia, la société de puces électroniques considérée comme le moteur de l'IA et la première à avoir dépassé les 5 billions de dollars (!) de capitalisation boursière) et Sam Altman (PDG d'OpenAI, la société à l'origine de ChatGPT) ont récemment averti que l'essor technologique risque de se transformer en une 'bulle d'IA', dans laquelle le battage médiatique et la fièvre des investissements dépasseraient largement la réalité.

Il est toutefois inconcevable que l'IA appliquée au secteur médical ne soit qu'un engouement passager. Sa plus-value potentielle est en effet énorme et plusieurs implémentations cliniques ont déjà démontré que l'utilisation de l'IA peut avoir un impact positif réel sur les soins aux patients.3, 4

Dans le domaine de l'imagerie, on a développé des algorithmes qui reconnaissent automatiquement et très rapidement les structures anatomiques, calculent les volumes et détectent les anomalies avec une grande précision et une grande reproductibilité, souvent supérieures à celles d'experts chevronnés. L'IA peut aider à optimiser les images échocardiographiques et à standardiser les mesures, tandis que la technologie révèle, lors de l'analyse des CT scan et des IRM, des motifs subtils qui échappent à l'oeil humain. Grâce à ces 'radiomiques', les modèles numériques peuvent par exemple aider à estimer l'âge biologique, le stade de la maladie ou le risque cardiovasculaire d'un patient. Les progrès sont également impressionnants dans le domaine de l'analyse des ECG. Les algorithmes d'IA peuvent non seulement détecter des signaux extrêmement subtils d'ischémie myocardique, mais aussi reconnaître des motifs indiquant une dysfonction ventriculaire gauche, une hypertrophie myocardique, des valvulopathies ou des troubles électrolytiques. Même lorsque l'ECG montre un rythme sinusal apparemment normal, l'IA est capable de calculer avec une précision presque effrayante le risque de développer une fibrillation auriculaire.5, 6, 7 Cette forme de 'détection des signaux cachés' offre des perspectives en matière de diagnostic précoce et d'amélioration du dépistage dans les soins de première ligne, ouvrant ainsi la voie à une cardiologie plus préventive. Plus loin dans ce numéro, vous trouverez un exemple de cette évolution dans un article expliquant en quoi l'analyse des ECG basée sur l'IA peut aider au diagnostic de la cardiomyopathie hypertrophique. On s'attend à ce que les capteurs portables (tels que les montres connectées) et les dispositifs implantables (tels que les capteurs de pression dans l'artère pulmonaire) jouent également un rôle de plus en plus important à cet égard. Ces wearables fournissent une mine de données issues de la pratique réelle, en temps réel. De nombreux paramètres cliniquement pertinents peuvent être suivis en continu et à distance. Grâce à la 'surveillance à distance assistée par l'IA', les soins cardiologiques évoluent ainsi d'un contrôle périodique avec un traitement souvent réactif vers un suivi permanent, personnalisé et proactif.8

Cependant, l'utilisation des outils numériques va bien au-delà de l'analyse des examens et paramètres cardiologiques classiques. Des études récentes ont par exemple montré que des modèles informatiques basés sur des photos du visage, la démarche ou même la voix peuvent estimer avec une précision surprenante l'âge biologique, la fragilité et l'état de remplissage d'un patient. Ce qui semblait autrefois futuriste fait de plus en plus souvent l'objet d'études cliniques.9

La grande force de l'IA réside toutefois dans sa capacité à intégrer toutes ces données multimodales (figure 1). Grâce à la puissance de calcul impressionnante des modèles d'analyse actuels, les données cliniques, les ECG, l'imagerie, les profils génétiques, les données de laboratoire et les mesures continues des wearables peuvent être combinées et traitées à la vitesse de l'éclair, révélant ainsi des liens nouveaux, parfois inattendus, et des informations sur la physiopathologie, les risques et la progression de la maladie, entre autres, que le cerveau humain ne pourrait jamais découvrir seul.5, 8, 9

Ceci a notamment conduit au développement du concept de 'jumeau numérique' : une copie virtuelle et dynamique d'un patient individuel, constituée de ses caractéristiques cliniques, biologiques et génétiques uniques. Un tel modèle permet de simuler l'évolution de maladies, de tester des traitements ou de prédire les résultats d'interventions avant même qu'elles n'aient réellement eu lieu. À l'avenir, l'IA pourrait ainsi ouvrir la voie à une forme de médecine de précision virtuelle. De plus, cette technologie a le potentiel de changer radicalement la manière dont nous menons les études cliniques.

Les jumeaux numériques peuvent en effet servir de 'cobayes' virtuels dans des études assistées par l'IA, où la sélection des critères d'évaluation et l'analyse des données peuvent également être automatisées. De ce fait, la recherche clinique devient non seulement plus rapide et plus efficace, mais aussi nettement moins coûteuse.6, 10, 11

Au laboratoire également, l'IA est un puissant catalyseur d'innovation. AlphaFold de DeepMind est sans doute l'application d'IA la plus disruptive à ce jour, dans le domaine des sciences biomédicales. Cet outil utilise l'IA pour prédire à une vitesse fulgurante la structure 3D des protéines, ce qui fournit des notions fondamentales sur la biologie, les processus pathologiques et le développement de médicaments. En 2021, Deep-Mind a publié l'AlphaFold Protein Structure Database, qui contient plus de 200 millions de structures protéiques prédites, soit pratiquement toutes les protéines connues sur Terre ! Cette base de données ouverte est déjà largement utilisée par les chercheurs en biologie moléculaire, en génétique, en biotechnologie et dans l'industrie pharmaceutique à travers le monde.12 L'importance de ce développement a récemment été soulignée par l'attribution du prix Nobel de chimie 2024 à David Baker, Demis Hassabis et John Jumper, pour leurs travaux pionniers dans les domaines de la biologie structurelle et de l'utilisation de l'IA dans les recherches sur les protéines.

Cependant, les progrès numériques fulgurants soulèvent également des questions fondamentales. À mesure que le potentiel de l'IA se développe, la nécessité de réfléchir à ses limites, à sa fiabilité et à ses implications éthiques devient de plus en plus pertinente. En outre, de nombreuses questions juridiques restent pour l'instant sans réponse.

Un des principaux problèmes liés à l'utilisation de l'IA dans les soins cliniques est que de nombreux algorithmes fonctionnent comme des 'boîtes noires' : ils fournissent un résultat, mais le processus reste souvent obscur. Pour un médecin, qui doit pouvoir justifier ses décisions, cela pose un problème fondamental. En effet, comment expliquer à un patient qu'un modèle informatique pose un diagnostic ou recommande un traitement sans que personne ne comprenne vraiment sur quelle base ? De plus, il faut bien comprendre que la qualité des algorithmes dépend de celles des données utilisées pour les entraîner. Lorsque ces données deviennent obsolètes, par exemple en raison d'une évolution de la population, des appareils de mesure utilisés ou des directives médicales, la force prédictive du modèle diminue progressivement. Ce phénomène, également appelé 'dérive du modèle', constitue un risque réel pour l'utilisation responsable de l'IA dans les soins de santé.13 Un réentraînement et une validation réguliers sont donc essentiels pour garantir les performances et la fiabilité de ces systèmes. Cependant, on ne sait pas encore comment détecter à temps une dérive du modèle ni à quelle fréquence les réentraînements doivent avoir lieu. En outre, qui serait responsable en cas d'erreur d'un système d'IA ? Le médecin qui a utilisé la technologie ? Le développeur de l'algorithme ? Le cadre juridique est à la traîne.14 L'Artificial Intelligence Act, élaboré par l'Union européenne afin de rendre les systèmes d'IA plus sûrs, plus transparents et plus centrés sur l'humain, fournit certes des principes directeurs, mais encore trop peu de repères pratiques pour le médecin au chevet du patient.

La gestion des données pose également des questions éthiques délicates. Les modèles d'IA sont en effet 'alimentés' par les données des patients, mais il est souvent difficile de déterminer qui est le propriétaire de ces données, comment elles sont sécurisées et dans quelle mesure elles peuvent être utilisées à d'autres fins. Sans réglementation claire, on risque de voir apparaître une économie des données médicales, dans laquelle les informations sur les patients deviendraient une marchandise et les soins évolueraient vers une 'médecine de surveillance', où le patient ne serait plus au coeur même des soins, mais deviendrait un fournisseur de données.

Les parties prenantes et les organisations professionnelles avertissent donc que l'IA ne peut et ne doit jamais remplacer un médecin, mais que les outils numériques sont précisément destinés à soutenir et à améliorer la pratique clinique. Dans cette optique, l'intelligence 'artificielle' devient plutôt une intelligence 'augmentée' : des modèles qui analysent des données complexes et prennent en charge des tâches répétitives, tandis que l'interprétation et la responsabilité finale restent du ressort du médecin.15 Le principal défi ne réside donc pas dans la technologie elle-même, mais du soin avec lequel elle est intégrée en pratique clinique - avec des données fiables, des algorithmes explicables et une collaboration étroite entre les cliniciens et les scientifiques des données comme conditions nécessaires à une utilisation responsable.

Tout ceci n'enlève toutefois rien au fait que la numérisation des soins de santé représente une avancée indéniable. Le dossier médical électronique, l'échange standardisé de données et la surveillance numérique ont déjà apporté plus de cohérence et de continuité à nos soins, mais, dans le même temps, nous devons reconnaître que la transformation numérique a un coût élevé. Aujourd'hui, les médecins et les infirmiers passent plus de temps derrière leur écran qu'au chevet des patients. La saisie correcte des données semble parfois plus importante que la pertinence clinique des résultats. Nous sommes submergés de chiffres, de scores et de notifications qui ne sont pas toujours utiles pour les soins aux patients. Avec un certain cynisme, l'IA - développée pour mieux comprendre des pathologies de plus en plus complexes et alléger la charge administrative croissante - semble s'imposer comme solution au chaos numérique créé par la numérisation elle-même.

Peut-être le plus grand défi n'est-il pas de rendre les algorithmes d'IA toujours plus intelligents, mais plutôt de veiller, en tant que prestataire de soins, à les utiliser de manière judicieuse. La technologie peut faire beaucoup de choses, mais l'empathie, le sens clinique et le jugement humain sont irremplaçables. L'avenir de la médecine sera sans aucun doute numérique, mais veillons surtout à ce qu'il reste humain. À condition d'être utilisée comme un allié et non comme un substitut, l'IA pourra atteindre les objectifs pour lesquels elle a été développée et nous donner plus de temps pour ce qui compte vraiment : le patient.

Le monde médical est à la croisée des chemins. Pour exploiter le potentiel de l'IA de manière sûre et utile, trois conditions sont essentielles : une validation fiable dans le contexte clinique, un cadre juridique et éthique clair, et l'implication continue des médecins dans la conception et l'utilisation de cette technologie.

'Science sans conscience n'est que ruine de l'âme.' - François Rabelais (1494-1553) Ou, dans le contexte de la médecine actuelle : le progrès technologique sans morale nuit à l'humanité des soins.

Références

  1. Brynjolfsson, E., Li, D., Raymond, L. Generative AI at Work. The Quarterly Journal of Economics, 2025, 140 (2), 889-942.
  2. Barzilai, D.H., Sudri, K., Goshen, G., Klang, E., Zimlichman, E., Barbash, I. et al. Randomized controlled trials evaluating artificial intelligence in cardiovascular care: a systematic review. JACC Adv, 2025, 4 (11), 102152.
  3. Meder, B., Asselbergs, F.W., Ashley, E. Artificial intelligence to improve cardiovascular population health. Eur Heart J, 2025, 46 (12), 1907-1916.
  4. Ahmad, F.S., Al-Kindi, S.G., Steinhubl, S. AI in cardiology: improving outcomes for all. JACC Adv, 2024, 3 (9), 101229.
  5. Elias, P., Jain, S.S., Poterucha, T., Randazzo, M., Lopez Jimenez, F., Khera, R. et al. Artificial intelligence for cardiovascular care—Part 1: advances. J Am Coll Cardiol, 2024, 83 (24), 2472-2486.
  6. Khera, R., Oikonomou, E.K., Nadkarni, G.N., Morley, J.R., Wiens, J., Butte, A.J., Topol, E.J. Transforming cardiovascular care with artificial intelligence: from discovery to practice. J Am Coll Cardiol, 2024, 84 (1), 97-114.
  7. Armoundas, A.A., Narayan, S.M., Arnett, D.K., Spector-Bagdady, K., Bennett, D.A., Celi, L.A. et al. Use of artificial intelligence in improving outcomes in heart disease: a scientific statement from the American Heart Association. Circulation, 2024, 149 (14), e1028-e1050.
  8. Oikonomou, E.K., Khera, R. Artificial intelligence-enhanced patient evaluation: bridging art and science. Eur Heart J, 2024, 45 (35), 3204-3218.
  9. Lüscher, T.F., Wenzl, F.A., D'Ascenzo, F., Friedman, P.A., Antoniades, C. Artificial intelligence in cardiovascular medicine: clinical applications. Eur Heart J, 2024, 45 (40), 4291-4304.

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